Destruction des forêts et des terres sauvage, effondrement des espèces animales, pandemies zoonotiques : ces phénomènes sont parmi les tristes symboles de la crise écologique que nous traversons. L'Antropocène, cette « ère de l’homme », cet âge géologique ultra intense (sur l’échelle de l’humanité) est avant tout une suprématie de l’humain sur toutes les autres formes de vivant. Cette suprématie s’est construite sur une pensée naturaliste occidentale où l’humain se déclare "maître et possesseur de la nature" (René Descartes), par conséquent, toute autre forme de vivant n'est considérée que comme matière à exploiter ou détruire : les forêts produisent du bois pour la construction et le chauffage, les espaces sauvages sont bétonnés, les animaux nous tiennent compagnie, nous nourrissent, ou sont des prédateurs concurrents. Voila pour un tableau rapide et forcément un peu abrupte !
Allons un peu plus loin donc. Comme le décrit le philosophe Glenn Albrecht, cette culture de la séparation de l'homme du reste du vivant, s'incarne non seulement dans la pensée, la structuration de nos vies, mais aussi dans le langage. Il n'y a pas/plus de mot pour concevoir un partage, une communication avec les autres espèces vivantes. Hors, le langage c'est la première façon de faire exister ce lien, de le nommer, de le vivre. "Nous sommes profondément liés à la diversité de la vie, cela se reflète dans la diversité des cultures, des langues et des façons humaines de coexister avec le vivant." Or cette diversité s'amenuise, à mesure que nous accélérons l'uniformisation des modèles économiques, des espaces, des cultures.
Bien avant lui, Hildegarde de Bingen, Georges Sand, Rosa Luxemburg furent chacunes à leur époque les penseuses et praticiennes de ces collaborations (Pascale D'Erm en témoigne dans son essai Soeurs en écologie).
J’aimerais encore une fois (et s’il n’y avait qu’un seul article à écrire et réécrire sans cesse, ce serait celui-là) montrer à quel point tout est intriqué. Nous touchons au but de cette interdépendance entre espèces, quand en coupant le lien avec les autres formes de vivants, c’est tout un écosystème qui s’écroule, nous entrainant dans sa chute. C'est pourquoi utiliser les mots "nature" ou "environnement" nous mettent à distance d'un monde qui nous serait extérieur. "Nature", un mot/concept qui n'existe pas chez les Jivaros Achuar qui s'inclue dans un grand système social incluant toutes les formes de vivants. Alors comment renouer ces liens ? Reprendre contact ? Dépasser notre nombril antropocènique pour entrer dans la symbiocène (qui serait une ère de la cohabitation) ? le philosophe spécialiste des loups, Baptiste Morizot nous propose une piste étonnante en parlant d'ambassadeurs interespèces. Des représentants du vivant qui "parleraient" pour leur congénères, qui feraient le pont avec d'autres espèces, qui nous permettraient de mieux se comprendre, cohabiter et même s'aimer !
C'est le rôle d'un ambassadeur, d'un diplomate : se plier en deux pour comprendre l'une et l'autre partie. L'ambassadeur se met à la place de l'autre, pour penser de son point de vue. Cela vient non seulement ébranler le récit occidental qui place l'homme comme intendant de la nature ; mais aussi nous interroge sur note capacité à partager l'espace et l'énergie avec d'autres formes de vie. Cela nous invite à imaginer d'autres types de relation qui sortiraient d'une vision binaire : d'un côté, tout doit nous servir ou disparaître ; de l'autre, cantonner la vie sauvage dans des endroits sanctuarisés. Cohabiter avec les autres espèces, cela suppose aussi du lâcher-prise sur notre volonté de contrôle. Car le sauvage ne peut se contrôler. Et admettre aussi la part de sauvage que nous avons en nous...
Baptiste Morizot nous dit que "notre crise écologique est une crise de la sensibilité. Une des clés psychosociales de la modernité occidentale résiderait dans l’incapacité à se sentir et à s’aimer comme vivant, et à passer à d’autres relations avec les vivants, pourtant urgentes". Il nous dit aussi que "nous sommes entretissés les uns aux autres".
Alors entretissons-nous les uns les autres !
Pour pactiser avec les loups et le monde sauvage : - voir l'interview de Baptiste Morizot "La Vie sauvage, vers une nouvelle alliance" et lire son dernier essai Manière d'être vivant (éditions Mondes sauvages, 2020) - Découvrir l’œuvre chamanique de Joseph Beuys, dont les photos de sa célèbre performance avec un coyote sauvage illustrent cet article. Il est le premier artiste qui fonde une vision de l'écologie politique.
Pour trouver les mots qui nous manquent : - Écoutez le podcast France Culture de l'interview de Glenn Albrecht et lire Les émotions de la terre (édition Les liens qui libèrent, 2020)
- et rire en (re)lisant la BD d'Alessandro Pignocchi La Recomposition des mondes (éditions Seuil, 2019)
Pour se glisser dans l'écorce d'un arbre : - lire La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben (éditions Les Arènes, 2017) - débusquer le Courrier international n°1520-1521-1522 du 19 décembre 2019 au 8 janvier 2020 et lire leur dossier spécial Ce que les arbres ont à nous dire
© crédits photo : I like America and America likes me, performance de Joseph Beuys, 21 au 25 mai 1974 à la galerie René Block, New York