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Photo du rédacteurJulia Passot

Podere - Être feu : Une politique du feu

Cet article est issu d’un travail de recherche et de création d’un an, intitulé Podere – être feu. Il a été initié par la chorégraphe Julie Nioche, du collectif A.I.M.E. et est co-produit par La Turbine. J’ai participé en tant que collaboratrice artistique à ce projet et en restitue ici l’essence de nos questionnements et découvertes.


Se rassembler autour d’un feu, collectivement, aux rendez-vous de la Lune, construire ce feu ensemble et, autour, y partager nos pratiques, gestes et paroles, ressentir cette présence au feu, à soi-même et aux autres. Ensemble, activer notre pouvoir, celui du dedans.

Et puis, danser sur le fil délicat entre rituel et création artistique. Oser, tisser entre des pratiques qui font culture, mais de manière différente. Visiter les traditions, le sacré, les codes, les rituels, les intentions, les mouvements, les sons. Y circuler de manière libre et curieuse, avec la nécessité du rassemblement joyeux.

Voilà le point de départ de cette recherche-création dans laquelle nous nous embarquons avec Julie Nioche à l’automne 2020.



« Depuis longtemps faire des danses de feu, des danses au coin du feu, des danses autour du feu est une idée fixe. Qu’est-ce qui m’attire dans cette tradition plus que millénaire de danser autour du feu, de se retrouver autour du feu ?

Peut-être justement ces gestes simples de rassemblement qui peuvent être fonctionnels, très doux ou poétiques, parfois très intenses voire transcendants…

Le feu qui rassemble peut être celui d’une maison, d’un barbecue entre amis, d’une bougie, un feu clandestin, le feu de rituel chamanique, le brasero, le feu pour survivre à la nuit dans le froid…

Le 31 octobre 2020, j’ai débuté l’enquête sur ces pratiques en commençant par un grand feu dans la campagne en Bretagne accompagnée d’amis, d’étrangers et d’une prêtresse du feu…

Pendant 1 an, je proposerai chaque mois un rassemblement autour de flammes pour chercher le feu dans nos gestes : c’est-à-dire ce feu mystérieux qui nous modifie et nous met en mouvement, c’est-à-dire cette énergie qui rend possible les gestes, c’est-à-dire la flamme toute simple qui jaillit dans le simple fait de se rassembler pour partager.

Qu’est-ce que le feu nous propose d’unique capable de nous mettre en mouvement ?

Nous savons qu’il représente beaucoup, qu’il charrie beaucoup d’attentes, de souvenirs, d’espoirs, de transes …

Je cherche dans cette expérimentation d’au moins 1 an, à retrouver les pratiques simples de danses, de paroles, de musique ou de chants partagés autour du feu défaites de tout dogmatisme, lois ou cadres imposés. Je cherche une sorte de rituel circulaire, une partition chorégraphique menant plusieurs personnes à danser et toucher un court instant au feu de ses gestes.

Ce sera PODERE– le feu dans nos gestes […] PODERE vient du latin populaire et signifie ÊTRE CAPABLE. » (Julie Nioche, note d’intention novembre 2020)



Le feu, essence du rituel

S’inspirer des spiritualités pour construire notre propre récit


Proposer de se rassembler autour d’un feu, c’est déjà faire rituel. C’est en appeler aux traditions et mémoires qui y sont liées, magiques, sacrées, mystérieuses ou joyeuses. Des fêtes du feu sont présentes dans toutes les cultures, sur tous les continents : rituels païens et sorciers d’Imbolc, Lugnasad, Samain et Beltane dans les traditions celtes, feux éternels du culte perse zoroaste ; mythe de Prométhée et vestales grecques gardiennes du feu sacré ; Homa, le yoga du feu chez les hindouistes ; cérémonie Inipi des huttes de sudation des amérindiens… Nous sommes tou.te.s chargé.e.s des mémoires de ces gestes lorsque nous débutons le processus le 31 octobre 2020, jour du début du 2e confinement et fête de Samhain (qui marque le début de la « période sombre »).


Assez rapidement, nous nous affranchissons de cette dimension sacrée traditionnelle pour créer notre propre rituel, construire peu à peu une structure qui nous ressemble. Car dans ces traditions, il y a toujours une forme de dogme, de « pouvoir sur » qui nous enferme, ou du moins, limite notre créativité.

Ce que nous voulons, c’est partager le pouvoir, partager les pratiques, faire circuler l’énergie, créer, s’affranchir des codes, être libre, métisser, de la légèreté, des rires, expérimenter ensemble, accepter l’imperfection…


À ce bagage culturel, nous avons ajouté, de manière spontanée et intuitive, le cycle de la Lune. Nous nous rassemblons tous les mois lors de la pleine Lune. Ce calendrier s’impose à nous au fil des mois, souvent en décalage avec le rythme de nos vies, mais il le transcende. C’est la force du rituel. Nous décidons de nous raccorder aussi à une dimension temporelle qui nous dépasse et qui est immuable. Les phases de la lune sont une autre cadence que nous apprivoisons. Cela nous donne l’occasion de créer un espace autre, une hétérotopie (cet espace réel qui abrite notre imaginaire), le temps d’un feu.


Et ce choix fait écho à l’astrologie, ses symboles et ses propres mythes. Nous les visitons librement, sans foi ni expertise. Nous sommes déjà en train de tisser, de mixer des traditions spirituelles et culturelles entre elles. Chaque Lune est associée à des signes astrologiques lunaire et solaire qui créent des configurations énergétiques différentes. Ces signes nous racontent une histoire que nous pouvons éclairer sous des angles choisis en fonction de l’énergie du moment. Nous les nouons aussi avec une lecture yoguique où chaque signe astrologique est lié à un élément (air, feu, terre, eau, ether), et chaque élément à un shakra. C’est l’occasion de créer des combinaisons et donner une intention, une couleur, un mouvement unique à chaque rituel et voir comment elle peut résonner avec nos corps, nos intériorités. Nous construisons une fiction politique et personnelle à partir d’une posture syncrétique. Raconter des récits qui ne valent que parce que le feu est là, les mots qui résonnent seulement par la présence de nos énergies à un moment donné.

« Ce soir, nous nous rassemblons autour d’un feu que nous allons créer collectivement.

Il sera fait de chacun de nous, avec ce que nous sommes en cet instant, avec nos propres présences, énergies, émotions…

Nous renouons avec un acte primitif, rituel qui implique nos corps et nos âmes, mais dans un geste créateur et émancipateur.

Notre feu est POÉTIQUE et POLITIQUE, ACTIF et ACTIVISTE.

Il porte l’histoire que nous souhaitons écrire ensemble pour demain.

Il contient la diversité de nos intelligences, nos langages et nos imaginaires.

Avec ce feu, nous allumons la flamme collective qui nous inspire et nous met en mouvement.

Et ce feu, nous l’allumons sous la lune.

Une lune Capricorne accompagnée du soleil en Cancer. Une lune qui suit le solstice d’été.

Au-delà des significations et de nos croyances, nous pouvons nous inspirer de ces symboles, de ces histoires pour poser une intention, enlacer une énergie commune.

Cette lune nous parle de construction, de concrétisation de projets long termes.

C’est une lune de bâtisseur.se.s. qui ont pris le temps de la réflexion, du recul, de l’introspection et qui avancent avec leurs choix.

Un signe de terre et un signe d’eau, en écho à nos 2 premiers chakras : Muladhara, le chakra de l’énergie primordiale, le fondement ; et Svadistana, le chakra de la fécondité » (mon texte d'intention écrit pour le rituel du 24 juin 2021)


Très vite, au-delà de l’intention fictionnée ou réelle que nous posons dans ces moments, nous nous interrogeons sur ce qui fait rituel. Où et quand commence-t-il ?

Jusqu’à présent, la seule évocation de l’expression « rituel du feu » induisait en soi une série de gestes et de paroles spontanés. Nous faisons le feu ensemble, nous le contemplons, nous parlons, puis nous mettons en mouvement dans une ascension d’énergie, on jette au feu animus ce dont nous ne voulons plus et on y plonge aussi nos souhaits, nos rêves, puis le feu s’étiole et l’énergie devient plus anima, plus douce. Le feu petit à petit se meurt et on l’accompagne avec nos paroles. Cette structure est venue assez vite et de manière évidente, ponctuée de pratiques : lecture de textes, respirations, mouvements dansés, chants, sons…


Faire rituel, serait-ce faire le même geste, prononcer les mêmes paroles au même moment, dans une même intention collective ?

Est-ce la conjonction de nos énergies dans une forme ? Le cercle, semble être à ce titre un élément induit dans les rituels du monde entier.


Nous nous demandons alors comment aller plus loin en questionnant toutes les intuitions de départ, tous les actes engrammés de nos mémoires collectives : le rituel, le feu, la pleine Lune, l’astrologie, la danse, la musique… Et ainsi être toujours sur le pont entre traditions spirituelles et création artistique.



Le feu créateur et destructeur

S’affranchir des images pour renouveler l’imaginaire


Dans Fragment d’une poétique du feu, le philosophe des arts et des sciences, Gaston Bachelard aborde le mythe du phénix. Le phénix, c’est cet oiseau qui se consume et renaît perpétuellement de ses cendres. Il se détruit pour mieux se recréer.

C’est une image forte, intense. Nous retrouvons ces deux énergies dans chacun de nos rituels : le feu que nous créons a sa propre autonomie, sa force qui se lie aux autres éléments : le vent, la pluie, le sol plus ou moins sec. Il change de visage à chaque fois et nous le redécouvrons dans toutes les configurations : rituel en plein nuit d’octobre, sous le soleil froid de mars, dans une prairie ou au bord de l’eau… à chaque fois, nous contemplons une image différente.


« D’une flamme contemplée faire une richesse intime, d’un foyer qui chauffe et qui illumine, faire un feu possédé, intimement possédé, voilà toute l’étendue d’être que devrait étudier une psychologie du feu vécu. Cette psychologie décrirait, si elle pouvait trouver une cohésion des images, une intériorisation des puissances d’un cosmos ; nous prendrions conscience que nous sommes feu vivant dès que nous acceptons de vivre les images, les images d’une prodigieuse variété que nous offrent le feu, les feux, les flammes et les brasiers.»

(Gaston Bachelard, Fragment d’une poétique du feu)


Le feu nous invite donc à le contempler et, petit à petit, nous laissons de plus en plus de place dans la structure de notre rituel à son expression libre et parfois surprenante. Spontanément, souvent, il invite à la parole : parole légère, joie enfantine, rires, ou confidences, peines et peurs. Nous jonglons avec tout cela, mais nous proposons en tout cas, de jouer avec ce que nous propose le feu, de manière très simple, en tentant de déjouer toujours les images stéréotypées, le poids des héritages culturels.

Il est important pour nous de garder de la légèreté, de la liberté pour créer un espace d’où puisse surgir l’imaginaire :

« La fonction fabulatrice prend toute son extension par la parole. Il faut qu’une image fabuleuse soit dite et redite. Et à chaque redite, il faut qu’un trait de parole apporte une nouveauté. L’image visuelle n’est qu’un instantané. La véritable fable est la fable parlée, la fable parlée et non pas récitée. »

(Gaston Bachelard, Fragment d’une poétique du feu)


Ce que nous tentons donc, à travers ces expériences mensuelles, c’est de jouer avec le feu, de lui prendre et lui donner ce dont nous avons besoin pour nous raconter de nouvelles histoires, des histoires collectives qui nous lient et qui nous portent.

Mais c’est une gageure de vouloir renouveler nos imaginaires auprès d’un si vieil élément ! C’est le pari que nous faisons : renouveler l’image du feu.

C’est pourquoi très vite, Julie Nioche a l’intuition que le son de nos rituels sera celui d’une batterie rock, celle d’Eric Pifeteau (batteur des Little Rabbits, French Cow boys, Philippe Katerine…), pour se décaler, aller chercher une autre source d’images.


Ainsi, ces feux sont alternativement le fondement de notre acte créatif, de notre éco-spiritualité, de notre geste politique. Ils nourrissent notre imaginaire et s’enrichissent des apports collectifs à chaque fois renouvelés. Les questions que ce processus nous pose, finalement c’est : à quoi sert aujourd’hui de se rassembler autour d’un feu ? En quoi cela nous sert-il à imaginer demain ?



Le feu en cercle – expérience de pouvoir


Le premier acte que nous proposons est celui de construire un feu ensemble. Sans maître ou prêtresse du feu qui performent ou dirigent. Il n’y a pas de public, tou.te.s sont participant.e.s, impliqué.e.s dans le rituels et co-responsables du feu et du cercle.

C’est d’ailleurs de point de départ du projet : faire l’expérience du pouvoir, non pas le «pouvoir sur », mais le pouvoir d’agir de chacun, le pouvoir du dedans. Si nous avons créé une structure de rituel qui s’est peu à peu fixée, elle est suffisamment lâche pour se nourrir de l’apport de chacune des personnes qui entrent dans le cercle. Nous nous inspirons à ce titre de l’activiste américaine Starhawk qui parle, depuis les années 70 de cette nécessité de lutter pour restaurer le pouvoir du dedans, de nos capacités à agir, à engager nos corps dans une dimension politique, aujourd’hui appelé « empowerment ».


« Le pouvoir que nous devinons dans une graine, dans la croissance d’un enfant, que nous éprouvons en écrivant, en tissant, en travaillant, en créant, en choisissant, n’a rien à voir avec les menaces d’anéantissement. Il est à entendre au sens premier du mot pouvoir, qui vient du latin populaire PODERE, être capable. C’est le pouvoir qui vient du dedans, le pouvoir du dedans. [...] Oui, le pouvoir du dedans est le pouvoir du bas, de l’obscur, de la terre ; le pouvoir qui vient de notre sang, de nos vies et de notre désir passionné pour le corps vivant de l’autre. [...] Si nous voulons survivre, la question devient : comment renversons-nous non pas ceux qui sont actuellement au pouvoir, mais le principe du pouvoir sur ? Comment donnons-nous une forme à une société fondée sur le principe du pouvoir du dedans? »

(Starhawk, Rêver l’obscur - Femmes, magie et politique)


Les participant.e.s au rituel sont des hommes, des femmes, des enfants, des citoyen.ne.s qui partagent le pouvoir à égalité dans la structure du cercle.

Le cercle délimite un espace qui n’est pas ordinaire, propice à l’expérience du sacré, où l’espace et le temps sont différents. La forme infinie du cercle nous plonge dans une expérience hors temps, illimitée. Nous remarquons d’ailleurs que nous perdons à chaque fois la notion du temps lors de nos rituels. Et peu à peu, ce qui était dès le départ, une forme induite par un héritage culturel, devient activiste, politique.


« Dans le cercle, nous nous faisons face. Personne n’est mis en avant, aucun visage n’est caché. Personne n’est au-dessus, personne n’est en-dessous. Dans le cercle, le ventre, la poitrine, l’œil, le sexe, le soleil, la lune, toutes les formes de l’immanence sont égales.

[…] Les structures de l’immanence sont circulaires : clans, tribus, convents, collectifs, groupes de soutien, groupes d’affinités, groupe de prise de conscience sont des cercles. Tous les points du cercle sont équidistants de son centre ; c’est sa définition et sa fonction : distribuer de l’énergie de manière égale. »


Vivre l’expérience du cercle, y échanger nos paroles, y respirer ensemble et mettre en mouvement nos corps, c’est donc opérer un changement de structure social, sociétal. C’est faire apparaître d’autres mécanismes relationnels et culturels et observer ce que cela modifie en nous, profondément.


« Tous les groupes ont des structures – visibles et cachées. […] Nous pouvons changer notre conscience, nous pouvons transformer notre paysage intérieur, raconter de nouvelles histoires, rêver des visions et en faire de nouvelles formes de pensée. Mais pour changer la culture, nous devons nous relier à l’aide de nouvelles manières, nous devons changer les structures de nos organisations et de nos communautés. « La fonction suit la forme », dirions-nous en renversant la formule du Bauhaus. Car la forme détermine ma manière dont l’énergie flue.»


À travers cette recherche-création d’un an, toujours en cours, humblement, nous avons été amené.e.s à vivre, dans un moment si particulier de nos vies, une transformation profonde de nos repères. Nous avons questionné à la fois les héritages culturels et spirituels en les faisant se rencontrer, dialoguer entre eux, parfois frotter, souvent fusionner. Nous avons rassemblé les corps, mis à terre nos certitudes sur ce qui fait création artistique, nous avons dansé la complexité et appris que changer la forme peut changer nos valeurs et nos imaginaires, socles d’une culture à renouveler.


« En saisissant le surgissement du feu, l’être participe au feu, l’être lui-même surgit. Le terme de vécu a été la marque de cette intériorisation du feu dans l’expérience imaginaire de l’homme devenu feu vivant. »

(Gaston Bachelard, Fragment d’une poétique du feu)


Podere, être feu.


 

Pour aller plus loin : - La Psychanalyse du feu (Éditions Gallimard, 1949) et Fragment d’une poétique du feu (Éditions PUF, 1988, publication posthume des écrits rassemblés par Suzanne Bachelard) de Gaston Bachelard

- Rêver l’obscur- Femmes, magie et politique de Starhawk (Éditions Cambourakis – 2015)

- L’Éveil des sorcières - initiation au féminin des origines (Éditions Leduc Pratique, 2019) de Katia Bougchiche


et, pour aller encore plus loin :

- la vidéo du Live in Pompéi des Pink Floyd, en 1972, des images qui nous ont accompagnées lors des derniers mois avec l'arrivée du batteur Eric Pifeteau.


En savoir plus sur : - le Collectif A.I.M.E - le projet Podere - Être feu

 

crédit illustration : Georgia O'Keeffe, Red and Orange Streak, 1919 crédits photos : Stéphanie Gressin, Julie Nioche

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