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Sur les traces du paysage

Déplacer le monde sous nos pas


Il y a quelques semaines, François Rousseau nous invitait à questionner l’action de la marche sous un angle philosophique comme un moyen de mettre nos corps en mouvement pour opérer les transitions, un moyen de résister, un moyen de se libérer, de s’égarer et de découvrir, un moyen de s’ouvrir à soi-même et au monde. Et si nous poussions la réflexion…


Que se trame-t-il sous nos pieds lorsque l’on arpente le monde ? Quel monde se (re)crée sous nos semelles ?



Cet article s’appuie notamment sur le travail de Gérard Hauray, artiste plasticien, essayiste écologiste et professeur à l’École Régionale des Beaux-Arts de Nantes. Il s’intéresse aux questions de colonisation végétale et de transport du paysage, particulièrement dans le cadre de ses projets « Leçons de chausses » et « En être du paysage ».


Les écosystèmes fragilisés par nos pas ?


On ne le discute plus : la main humaine a modelé la surface de notre Terre. Mais qu’en est-il de nos pieds ? Quel rôle jouent nos pas sur la surface du monde ? En laissant son empreinte, le marcheur façonne, parfois jusqu’à l’usure, les terres qu’il traverse : marcher dans le sable mouillé et regarder l’écume emporter sa trace, se laisser guider, en randonnée, par les lignes de désir, ces sentiers tracés par les marcheurs qui nous ont précédé.


Paradoxalement, c’est en voyageant, en faisant notre propre chemin, que les territoires détériorés par nos pas se rendent visibles à nos yeux. En Nouvelle-Zélande, comme sur d’autres terres insulaires aux écosystèmes vulnérables, il est interdit et rendu impossible de pénétrer le territoire si l’on est facteur de la moindre menace aux biotopes locaux. Pour lutter contre les dangers biologiques, des services douaniers spécifiques à la biosécurité sont chargés de passer au crible les voyageurs fraîchement débarqués : un citron oublié au fond d’un sac est passible de 400 dollars d’amende. Impossible donc de passer la frontière néo-zélandaise avec des semelles boueuses, ostensiblement porteuses de germes et de bactéries.


Leçon de chausses


Est-ce que, sous ses baskets, l’humain ne serait pas (trans)porteur du paysage ? Tel est le postulat de Gérard Hauray dans son projet leçon de chausses. Armé de son matériel de captation, il recueille la poussière sous les semelles de voyageurs volontaires dans les halls de gare. Les micro-organismes qui composent cette poussière sont ensuite mis en culture sur des plaques d’argile et de sable stérile, terreau fidèle aux richesses minérales des sols.

Exposition Leçons de Chausses, Centre Pompidou, 2022 Photo Hervé Véronèse

Au bout de quelques mois, les expérimentations de Gérard Hauray voient la flore se développer et mousses et plantes diverses éclore, reconstituant alors des micro-paysages d’une infinie diversité, comme autant d’exemples du vivant transporté sous nos chaussures. Ainsi, nos traces seraient à l’origine de nombres de richesses biologiques, précipitées par le commerce international et les échanges mondiaux qu’il suscite. Involontairement, l’être humain introduit des végétaux exotiques qui envahissent les espèces autochtones et donnent corps à des paysages nouveaux : c’est le principe de transport du paysage.


Les traces de l’Histoire


À quoi ressemble le paysage collé à nos basques ? Difficile à dire sur le temps court, mais le temps long de l’Histoire a permis aux poussières de se décomposer, aux micro-matériaux et organismes de se développer, aux micro-paysages de devenir des paysages entiers. C’est ainsi que les territoires marqués par les guerres et conflits ont été le terreau d’une flore nouvelle : la polémoflore* ou flore obsidionale. Classifiée comme l’une des séquelles environnementales de guerre, la flore obsidionale est le résultat d’un bouleversement des sols autant que de disséminations involontaires causées par le passage des troupes.


Le travail pictural de Julien Audebert en rend compte dans son exposition Another green world (Galerie Art : Concept, 2019). Son coup de pinceau donne corps à des fleurs obsidionales, celles capturées par son objectif sur les étendues de la Meuse, territoire durablement impacté par la Première Guerre Mondiale : « Ce sont des fleurs migrantes, des formes de vie non programmées. » Telle est la manifestation la plus évidente du paradoxe causé par l’empreinte humaine.


Chemin faisant, inconsciemment, nous – par l’intermédiaire de nos semelles – perpétuons la collaboration inter-espèce, celle qu’exposent Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans L’entraide, l’autre loi de la jungle. À notre façon, nous pollinisons et nous faisons corps avec le vivant. Plus loin encore, l’être humain participe à la sexualité des plantes, en se faisant porteur de composés organiques volatiles, que les végétaux ne se privent pas de répandre allégrement durant la saison des amours, et ce en les semant bien inconsciemment sur son passage.


Que les travaux artistiques et scientifiques nous inspirent de nouveaux modèles de transport et de déplacement dans notre rapport au vivant. Que ces modes de déplacement - dits doux - soient radoucis encore du constat qu’en marchant on participe de l’ensemble. Un pied devant l’autre, la partie fait corps avec le tout, nos semelles transportant des germes susceptibles d’enrichir la parcelle voisine, des pollens attendus par les végétaux plus lointains…



* Polémoflore : désigne la flore typique des anciens lieux de guerre ou marquant les couloirs de passages d'armées.

 

Pour aller plus loin sur les liens inter-espèces…



Une exposition :

Sur la collecte du paysage collé à nos semelles, l'exposition Leçons de chausses, Gérard Hauray et Claude Figureau, invités par Vinciane Despret, au Centre Pompidou Paris du 20 mars au 20 juin 2022. A retrouver à partir du 25 juin au 7 octobre au Parc Floral de Paris.

Deux livres : Au sujet des relations entre êtres humains, nature, paysages et symbiose dans l’écoumène : Essaimer le trouble, à propos du travail de Gérard Hauray, Alban Mannisi (2010) et L’entraide, l’autre loi de la jungle, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle (2017)


Un spectacle :

Au sujet de l’intelligence inter-espèces, La Turbine vous recommande le spectacle De la sexualité des orchidées, de Sofia Teillet (production : L’Amicale), à (re)voir en 2022 au Théâtre de Poche à Hédé-Bazouges (35)

 

Crédits photo : @Olia Gozha, Gérard Hauray - Essaimer le trouble, Julien Audebert - Another green world (Galerie Art Concept)


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